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« On ne change pas les choses en s’opposant à ce qui existe déjà. Pour que les choses changent, il faut construire un nouveau modèle qui rende l’ancien obsolète » – Richard Buckminster Fuller
Frédéric Laloux, dans son ouvrage Reinventing Organizations, commence par une anecdote assez troublante. Il raconte qu’en 350 av. J.-C., Aristote a affirmé, dans un traité écrit, que les femmes avaient moins de dents que les hommes. Vous allez me dire que c’est complètement absurde, mais pendant plus de 2000 ans, ce fut une vérité acceptée dans le monde occidental. Jusqu’au jour où quelqu’un a eu une idée révolutionnaire : et si l’on comptait les dents des femmes ?
Cette hypothèse scientifique est si profondément enracinée dans notre façon de penser que nous avons du mal à concevoir que des êtres érudits puissent faire confiance aveuglement, à l’autorité et ne pas soumettre ses affirmations à vérification.
Avant de les juger trop durement, demandons-nous si les générations futures ne se moqueront pas de nous de la même façon. Est-ce que nous ne sommes pas également prisonniers d’une compréhension simpliste du monde ?
Les limites des modèles organisationnels actuels
F. Laloux s’interroge et s’intéresse sur les questions de la collaboration. Est-ce que notre vision du monde se limite-t-elle à notre façon de penser les organisations et le management ? Pendant longtemps, les humains ont vécu sous la menace de la famine, de la sécheresse, de la peur des épidémies, etc. Et soudain, une sorte de modernité s’est installée dans notre société en deux siècles. Prospérité, richesse, augmentation de l’espérance de vie…
Des progrès extraordinaires ont fait leur apparition non pas par des individus agissant seuls, mais par des collaborations au sein de diverses organisations. Des entreprises de toute taille ont créé des richesses sortant de la misère des millions de personnes, surtout dans le monde occidental. Des centres de recherches, des facultés de médecine, des laboratoires pharmaceutiques, ont donné naissance à un système médical performant contribuant à rallonger l’espérance de vie de plus de 20 ans dans les pays occidentaux. Frédéric Laloux aborde également les exploits de l’éducation qui a considérablement réduit le taux d’alphabétisation dans le monde, et le système des associations à but non lucratif qui a explosé ces dernières décennies.
Et pourtant, depuis quelques années, nous sommes de plus en plus nombreux à sentir que notre façon de penser l’entreprise et le management ne correspond plus à notre temps, à nos attentes, ni aux nouvelles générations arrivant sur le marché du travail. Aujourd’hui, les études démontrent que le travail est très souvent associé à un facteur de stress et de souffrance plutôt que de passion et de sens.
« Nous savons instinctivement que le management est dépassé. Vus à la lumière de ce début de XXIe siècles, ses rituels et ses procédures paraissent légèrement ridicules. » – Gary Hamel
Les modèles d’organisation d’hier et d’aujourd’hui : les différents stades d’évolution
Pouvons-nous créer des organisations et des structures dans lesquelles les êtres seraient à l’abri des pathologies que l’on observe que trop souvent dans les environnements de travail ? Des organisations sans politique, sans bureaucratie, sans conflits internes, sans postures directoriales ; à l’abri du stress et du burnout ? Est-il possible de réinventer le travail et de concevoir un nouveau modèle basé sur l’épanouissement et la recherche de sens qui rendrait bien plus productifs les collaborateurs ?
Frédéric Laloux a trouvé une partie de sa réponse en regardant vers le passé. Au cours de l’histoire, l’humanité a plusieurs fois réinventé la façon dont les gens s’unissent pour accomplir une tâche. À chaque fois, ils créaient un modèle largement supérieur à l’ancien. De nombreux chercheurs, historiens, anthropologues, philosophes, etc, se sont posé cette question fascinante : comment l’humanité est-elle passée des formes de conscience primitives à la conscience moderne avec toute sa complexité ?
Abraham Maslow, Gebser, Piaget, Graves, Kholberg, Loevinger, Fowler, etc. Tous ont fait des travaux qui montrent que l’humanité évolue par étapes. Les humains ne sont pas comme les arbres qui ont une croissance continue, pour reprendre la comparaison du têtard qui devient grenouille, nous évoluons de façon soudaine.
Du Rouge à l’Opale, voici la classification des différents modèles d’organisation, du plus ancien au plus récent.
Frédéric Laloux évoque 7 stades d’évolution basés sur les travaux de classification de Ken Wilber.
1. Infrarouge : stade réactif
Le stade réactif est selon F. Laloux, le stade le plus primitif du développement de l’humanité. Il faut remonter entre 100 000 et 50 000 ans avant notre ère. Nous vivions à l’époque en petits groupes familiaux ne dépassant pas une douzaine de membres. Au-delà de ce nombre, la cohésion du groupe se dégrade, car la capacité à gérer les relations complexes est encore très limitée à ce stade.
L’ego n’est pas encore présent et les gens ne se sentent pas encore indépendants des autres. Il n’y a donc pas de hiérarchie ni de division du travail puisque la cueillette est leur seul moyen de subsistance. La violence est très présente.
2. Magenta : stade magique
Ce stade remonte à 50 000 ans avant notre ère. Des petits groupes familiaux d’une douzaine de personnes, on passe aux tribus qui peuvent compter une centaine de membres. Du point de vue psychologique et cognitif, les personnes peuvent gérer la complexité, une énorme avancée.
Faute d’une vraie compréhension de la relation de causalité, les tribus pensent que l’univers est rempli d’esprits et de magie : ils pensaient que la pluie était une punition liée à une mauvaise action. Les tribus se réfugient alors dans des comportements ritualisés et dans l’obéissance aux anciens et aux shamans qui apaisent leurs peurs.
La division du travail reste très sommaire, il n’y a pas encore de structure organisée. Seuls les anciens jouissent d’une certaine autorité. La peur de mourir est totalement absente, ce qui explique que la violence reste encore très présente.
Aujourd’hui, nous rencontrons un stade similaire chez l’enfant entre 3 et 24 mois. Il a accès à la différenciation sensori-motrice et émotionnelle (quand je mords mon doigt, ce n’est pas la même sensation que quand je mords ma couverture).
3. Rouge : stade impulsif
Cette période remonte à environ 10 000 ans. D’un point de vue historique, le passage du stade magique au stade impulsif, constitue une avancée majeure pour l’humanité. Elle a donné naissance aux premières chefferies et proto-empires, elles peuvent rassembler des dizaines de milliers de membres. C’est à ce moment-là que les premières formes d’organisations sont apparues. F. Laloux les surnomme « les organisations rouges ». Rouge pour démontrer que l’ego est très développé, l’homme Il réalise qu’il peut souffrir et mourir. Il prend conscience de soi, des autres et du monde qui l’entoure.
Avec la différenciation de l’ego, une division du travail apparaît avec une forme d’autorité : les chefs et les soldats. L’esclavage apparaît à cette époque puisque l’on peut délimiter des tâches et les faire accomplir par des membres des tribus voisines faits prisonniers.
4. Ambre : stade conformiste
Avec le stade conformiste et de la conscience (ambre), l’humanité fait un bond dans le temps en passant de l’âge de la subsistance à l’âge de l’agriculture, des États, des civilisations, des institutions, des administrations et des religions organisées. Il faut remonter à 4 000 ans avant notre ère. Selon les psychologues du développement, une grande partie de la population adulte des pays développés fonctionne encore selon ce paradigme conformiste.
La réalité est perçue selon une grille newtonienne, les relations de causalité et le temps sont intégrés. Le concept de temps linéaire (passé-présent-futur) permet de se projeter dans l’avenir. Au stade Ambre, l’impulsivité Rouge est calmée et l’autodiscipline et la maîtrise de soi sont devenus possibles, en public comme en privée. Il y a beaucoup moins de violence.
La morale est simple et les lois immuables qui fondent la justice dans un monde où les choses sont soit bien, soit mal. Les besoins d’ordre, de stabilité et de prévisibilité entraînent la création d’organisations hiérarchiques. L’autorité n’est plus détenue par une personne, mais par son rôle. Frédéric Laloux prend pour exemple la robe d’un prêtre, elle donne l’autorité, peu importe celui qui la porte.
On note également l’apparition du hasard de la naissance, qui donnera votre classe sociale et donc votre rôle au sein de la société Ambre et les codes que vous devrez respecter.
5. Orange : stade de la réussite
L’efficacité remplace la morale et devient un objectif important. Le monde n’est plus régi par des règles immuables, mais il ressemble de plus en plus à un mécanisme d’horlogerie complexe dont il est possible d’étudier et de comprendre les rouages internes et les lois naturelles. Il n’y a plus cette notion de bien ou du mal absolu. En occident, cette période remonte à la Renaissance, mais il est réservé aux savants et aux artistes. Suite au courant philosophique des Lumières et la révolution industrielle, le stade Orange s’est beaucoup plus répandu.
On observe une accélération sans précédent de la recherche scientifique, de l’innovation, de l’entrepreneuriat, l’espérance de vie augmente et la famine recule. Le matérialisme et la surconsommation prennent le dessus. La spiritualité devient suspecte du fait de la difficulté de croire en ce qui ne peut être ni prouvé ni observé. L’ego atteint des sommets et est investi dans toutes les espérances de réussite et de succès.
Le management par objectif se développe, la notion de responsabilisation est beaucoup plus présente, car chacun doit atteindre ses objectifs. Une fois que les objectifs sont atteints, les personnes peuvent évoluer dans la pyramide, la notion de méritocratie se développe. Aujourd’hui, des grands groupes internationaux se basent sur ce paradigme Orange.
6. Vert : stade pluraliste
Dans le paradigme Orange, celui de la réussite, les notions de bien et de mal du stade Ambre, ont été remplacées par un autre couple : ce qui ne marche pas et ce qui marche. La justice, l’égalité, l’harmonie, la communauté, la coopération et le consensus apparaissent. C’est l’heure de la libération, on retrouve l’abolition de l’esclavage ou encore la libération des femmes.
Au 18e et 19e siècle, une élite a donné naissance à ce paradigme. C’est surtout à partir du 20e siècle, que ce paradigme n’a cessé d’attirer davantage de gens surtout dans les années 1960 et 1970. À ce stade, les relations sont beaucoup plus importantes que les résultats. Dans le paradigme précédent, les prises de décisions sont très hiérarchisées. Dans le paradigme Vert, tout le monde à son mot à dire.
L’absence de règles peut poser problème au chef, demander l’avis à tout le monde peut s’avérer fastidieux et non-productif. L’autonomisation est l’essence même du paradigme Vert, les personnes peuvent prendre de décisions sans l’aval de la direction, les valeurs communes sont très présentent et cimentent ces organisations. L’entreprise peut assumer toutes ses responsabilités comme son impact environnemental.
7. Opale : stade vivant
Le stade d’entreprise Opale selon Frédéric Laloux est comparable au dernier stade de la pyramide de Maslow « l’accomplissement de soi ». Les gens prennent conscience du monde qui les entoure, ils prennent de la distance par rapport à leur ego. Ce qui leur permet de prendre des décisions non pas en fonction de l’avis des autres et des résultats voulus, mais en fonction de ce qu’il est juste de faire. Les personnes sont en quête de sens, de reconnaissance et d’équilibre de vie.
Quel est notre but dans la vie ? Pour répondre à cette question, nous nous concentrons sur nos forces, nous acceptons les erreurs et les obstacles, car ils font partie d’un enseignement.
L’entreprise Opale ou libérée se démocratise de plus en plus, mais reste encore très minoritaire. Cependant, quelques entreprises sont citées dans le livre « Reinventing Organizations », comme Buurtzorg, ESBZ, FAVI, Holacracy ou encore Morning Star.
Les différents types d’organisations selon Frédéric Laloux
Les organisations Rouges
le chef exerce son pouvoir sans relâche afin de garder ses troupes dans le rang. La peur est le ciment de l’organisation. Grande réactivité, court-termisme. Adaptées aux environnements chaotiques.
Exemples actuels :
- Mafia
- Gangs des rues
- Milices tribales
Révolutions clés :
- Division du travail
- Autorité
- Une meute de loups
Les organisations Ambres
Rôles très définis au sein d’une pyramide hiérarchique. Autorité et contrôle descendants (quoi et comment). Valorisation de la stabilité, garantie par des processus rigoureux. Le futur est la répétition du passé.
Exemples actuels :
- Église catholique
- Organisations militaires
- Organismes gouvernementaux
- Écoles publiques
Révolutions clés :
- Rôles officiels (organisations stables, capables de se développer)
- Processus (développement du long terme)
- Une armée
Les organisations Oranges
L’objectif est de battre les concurrents, de faire de la croissance et du profit. L’innovation est la solution pour rester en tête. Le management par objectifs (décision et vérification du quoi ; liberté de choix du comment).
Exemples actuels :
- Groupes multinationaux
- Écoles autonomes sous contrat
Révolutions clés :
- Innovation
- Responsabilité
- Méritocratie
- Une mécanique
Les organisations Vertes
Au sein de la pyramide hiérarchique classique, l’accent est mis sur la culture et l’autonomie afin d’obtenir des salariés une motivation extraordinaire.
Exemples actuels :
- Entreprises centrées sur une culture (ex. SouthWest Airlines, Ben & Jerry’s, Starbucks etc.)
Révolutions clés :
- Autonomisation
- Culture centrée sur les valeurs
- Prise en compte des parties prenantes
- Une famille
Les organisations Opale
Réduction significative des lignes hiérarchiques. Mise en place d’équipes autonomes et agiles.
Exemples actuels :
- Buurtzorg,
- ESBZ,
- FAVI,
- Holacracy,
- Morning Star, etc.
Révolutions clés :
- Peu de hierarchie
- Fonctionnement collaboratif et agile
- Self-management
- Organisme vivant
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